24/04/2025

Quand les vins de Bordeaux faisaient de l’ombre aux trésors du Sud-Ouest

Le privilège bordelais : une domination commerciale écrasante

Pour comprendre cet effacement partiel des vins du Sud-Ouest, il faut d’abord revenir à l’histoire des privilèges accordés aux commerçants bordelais dès le Moyen Âge. À l’époque, Bordeaux n’était pas qu’une région viticole : c’était surtout un port stratégique, accessible depuis l’Angleterre et les marchés internationaux. En 1241, le roi d’Angleterre Henri III accorde la Charte des vins de Bordeaux, un ensemble de privilèges commerciaux visant à favoriser le commerce des vins girondins.

Parmi ces privilèges, l’un des plus marquants imposait des restrictions strictes aux vins du Haut-Pays, terme désignant les régions situées en amont de Bordeaux, notamment les terroirs du Sud-Ouest. Les vignerons de Gaillac ou de Bergerac, par exemple, ne pouvaient commercialiser leurs vins dans la ville portuaire avant la fin des ventes des vins bordelais. Ce droit de "prémices" ou privilège bordelais garantissait aux négociants de Bordeaux une maîtrise presque absolue des marchés, reléguant les vins des autres régions à un rôle secondaire.

Un rôle stratégique : Bordeaux, carrefour des échanges internationaux

Au-delà des privilèges, la situation géographique de Bordeaux a joué un rôle déterminant dans sa suprématie viticole. Si les terroirs du Sud-Ouest disposent d’une diversité impressionnante, ils étaient désavantagés par leur relatif enclavement. Bordeaux, situé à l’embouchure de la Garonne, offrait un accès direct à l’Atlantique, facilitant ainsi l’exportation massive du vin vers les grandes places marchandes européennes, notamment l’Angleterre et les Pays-Bas.

Au cours des XIIIe et XIVe siècles, l’Angleterre devient l’un des principaux acheteurs de vins bordelais, alors surnommés "Claret" pour leur couleur claire et leur légèreté. Pendant cette période, la couronne anglaise encouragea les marchandises girondines au détriment des vins venus d’ailleurs. Quand on sait que Bordeaux expédiait déjà des centaines de milliers de barriques de vin par an au XIVe siècle, on comprend mieux pourquoi le Sud-Ouest, lui, luttait pour trouver sa place sur les marchés extérieurs.

Une autre image du vin : des styles différents et des goûts qui évoluent

Un autre facteur expliquant l’éclipse des vins du Sud-Ouest réside dans la diversité de leurs profils gustatifs et de leurs cépages, parfois en décalage avec les attentes des grands marchés mondiaux. Alors que Bordeaux misait sur des assemblages raffinés et un certain standard de qualité, les vins du Sud-Ouest se distinguaient par leur caractère rustique et souvent régional.

Chaque appellation, qu’il s’agisse de Madiran, Cahors ou Jurançon, proposait des vins uniques, façonnés par des cépages autochtones comme le tannat, la négrette ou le manseng. Si aujourd’hui cette richesse est une force et une spécificité recherchée, elle pouvait autrefois être perçue comme un manque d’homogénéité ou de modernité, en particulier face à la puissance marketing des grands crus bordelais. Par ailleurs, certains vins du Sud-Ouest, jugés trop corsés ou atypiques, ne correspondaient pas aux goûts des consommateurs étrangers.

Les ravages du phylloxéra : un coup dur pour les terroirs du Sud-Ouest

Le XIXe siècle apporta son lot de bouleversements pour la viticulture française à cause du phylloxéra, ce minuscule insecte qui détruisit des milliers d’hectares de vignes. Si Bordeaux dut également affronter cette crise, le Sud-Ouest en sortit encore plus affaibli. Beaucoup de petits exploitants locaux, déjà confrontés à des obstacles économiques, renoncèrent à replanter leurs vignes après la catastrophe. Par ailleurs, le choix des porte-greffes américains, utilisés pour sauver les vignobles, ne se fit pas toujours dans le sens des cépages autochtones du Sud-Ouest, entraînant une perte de diversité.

Dans le même temps, Bordeaux renforçait son image de marque grâce à son célèbre classement des grands crus de 1855, initié pour l’Exposition universelle de Paris. Ce classement, bien qu’incomplet (il ne concernait que la rive gauche notamment), a contribué à asseoir la place de Bordeaux comme référence mondiale en matière de vinification d’excellence.

La renaissance des vins du Sud-Ouest : diversité retrouvée et identité affirmée

Heureusement, cette époque d’ombre appartient au passé. Dès le XXe siècle, et surtout à partir des années 1980, les vins du Sud-Ouest connaissent une véritable renaissance. Les vignerons redécouvrent leurs cépages ancestraux – beaucoup avaient été oubliés ou mal exploités – et réapprennent à valoriser leurs terroirs uniques. Le tannat de Madiran, connu pour sa structure robuste, ou encore le malbec de Cahors, parfois surnommé "vin noir", sont aujourd’hui des symboles d’identité retrouvée.

Des appellations comme le Fronton (et sa fameuse négrette) ou Gaillac (avec ses vins effervescents produits en méthode ancestrale) ont également bénéficié de cette vague de revalorisation. Les consommateurs, eux-mêmes en quête de vins authentiques et de caractère, se sont tournés de nouveau vers ces terroirs délaissés, curieux de découvrir un autre pan du vignoble français, loin des circuits classiques bordelais.

Vers une complémentarité des terroirs : Bordeaux et le Sud-Ouest aujourd’hui

Aujourd’hui, si Bordeaux reste une locomotive du secteur viticole français, les vins du Sud-Ouest ne cherchent plus à en être des rivaux directs. Ils cultivent leur propre singularité, se positionnant comme des vins à part entière, ouverts sur le monde mais profondément enracinés dans leurs traditions. Cette complémentarité entre les deux régions profite d’ailleurs à l’ensemble du paysage viticole français, qui brille par sa diversité exceptionnelle.

Loin de l’ombre imposée par Bordeaux, le Sud-Ouest est désormais reconnu pour ce qu’il est : une terre de richesses, de traditions et d’innovations au service de vins authentiques. Alors, la prochaine fois que vous vous retrouvez devant une carte des vins, osez le détour par le Sud-Ouest. Vous pourriez bien être surpris.

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